L’ESPACE NUMÉRIQUE EUROPÉEN : L’alliance du progrès et de l’éthique ?

Chaque jour, la jungle numérique à laquelle le citoyen du XXIème siècle est confronté prend de l’ampleur. Elle se fait plus vaste dans des endroits toujours plus reculés, et les espaces de « désert numérique » perdent du terrain. Les programmes et applications que nous utilisons sont de plus en plus présents dans nos vies, et leur protection, leur surveillance et leur sécurité deviennent des enjeux centraux pour les politiques nationales aux quatre coins du globe. Alors que les utilisateurs d’internet, toujours plus dépendants des GAFAM, voient leur vie confiée à la discrétion des géants américains et chinois, l’Unions Européenne et ses institutions se donnent pour mission de fournir des cadres compétitifs, éthiques et sécurisés à ses citoyens et à ses entreprises. Numérisation des services publics, souveraineté juridique et économique, monnaie numérique, l’Union déploie ses moyens sur tous les fronts du secteur numérique pour rattraper son retard.


Le retard du Vieux Continent dans les secteurs numériques
Avec la deuxième zone géographique la plus riche au monde et un demi-milliard de citoyens majoritairement urbanisés et connectés, les 300 milliards d’euros annuels que l’Europe investit en Recherche & Développement dans le numérique (soit 2% de son PIB) ne suffisent pas à l’élever au rang de puissance numérique. Face aux États-Unis qui dominent le secteur depuis l’Arpanet des années 1960, les GAFAM des années 2010 et les nouvelles NATU (Netflix, RBNB, Tesla, Uber), et à une Chine qui s’impose en nouveau géant via son écosystème BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiamoi), avec une politique volontariste de protection du marché et de promotion de l’IA, les entreprises et organisations européennes ne peuvent qu’aspirer à un succès limité et local. Le géant américain finance les startups technologiques, promeut l’entreprenariat, et détient 90% des sites les plus visités au monde, avec 84% de la capitalisation boursière des entreprises numériques. Quand les parts européennes, elles, peinent à atteindre les 3%.

Des programmes à différentes échelles pour relancer la compétitivité
Si les politiques européennes n’ont pas contribué au développement du numérique jusqu’aux années 2015, notamment par l’absence de politiques volontaristes à grande échelle, la dernière décennie est marquée par une volonté commune des pays membres de développer un environnement numérique accessible et propice à la concurrence. Des programmes éducatifs ont par exemple été mis en place, comme « Digital Skills for You » qui a offert une formation numérique à 100.000 Suédois en 2023.
Des partenariats entre structures publiques et privées ont également été établis à cette occasion. La Commission Européenne allouait par exemple, début 2023, un budget de 20 milliards d’euros sur 5 ans à l’entreprise « AI4UE » pour stimuler la recherche et le développement de
l’IA au sein de l’Union. On peut également citer « Next Generation EU », un nouveau fonds européen de 750 milliards d’euros destiné aux entreprises du numérique, dont la création faisait suite à la proposition de Règlement d’avril 2021 visant à développer le potentiel de l’IA. Ou
encore le plan de production de semi-conducteurs voté en septembre 2023, axé sur le développement des matériaux indispensable à la compétitivité et à l’autonomisation de la production du Vieux Continent.

La double fracture numérique, les problèmes d’une Europe hétérogène
Alors que les puissances transatlantiques et asiatiques occupent le haut des classements, les 27 pays de l’Union produisent, financent et accèdent au numérique de manière inégale. Les disparités socio-économiques et les différentes infrastructures et législations entre États ont
poussé chaque membre à appliquer ses propres règles, dans un secteur qui fait fi des frontières.
En 2018, le géo-blocage des sites internet dans certains pays menaçait la concurrence dans un marché numérique déjà fragmenté. Et la répartition des 28 Licornes européennes, les entreprises dont la valorisation dépasse le milliard, était si mal équilibrée sur le territoire qu’on en comptait plus de la moitié en Angleterre. Malgré quelques réformes visant à harmoniser les législations nationales tout en finançant les activités numériques prometteuses, les difficultés d’une Europe hétérogène sur le plan numérique se ressentent également dans l’inégalité des financements du secteur. Ainsi, l’Irlande et la Finlande représentent à elles deux 25% des financement numériques européens, quand la Lettonie, la Lituanie et le Portugal peinent à atteindre les 5%.
Alors pour unifier les projets numériques des 27, assurer une compétitivité à la hauteur des moyens du Vieux Continent, et produire de nouveaux champions numériques après que le BREXIT ait privé l’Union de la moitié de ses Licornes, un programme numérique inédit par ses
objectif et son ampleur est mis en place sous l’impulsion de la Présidente de l’Union, Ursula Von Der Leyen : c’est le Plan Digital 2030.

Pour la souveraineté et la compétitivité : Le Plan Digital 2030
À l’image de la « stratégie numérique » publiée par la Commission Européenne en 2020, le Plan Digital 2030 prévoit d’organiser la transition numérique européenne en s’assurant de dépendre le moins possible des systèmes internationaux et de développer au maximum le potentiel compétitif européen. Doté d’un fond de 7,5 milliards d’euros, une part malgré tout assez faible du budget alloué au numérique, il vise surtout à établir des objectifs communs, une coordination et une coopération approfondies entre les pays membres, avec un rapport tous les 2 ans et un partage d’informations constant. Permettant ainsi de penser ce vaste territoire comme une unité, et de répartir également les efforts, du Portugal à la Pologne.
Le Programme s’étale sur 10 ans et accorde des financements dans des domaines clés tels que le supercalcul, l’intelligence artificielle, la cybersécurité, ou les compétences numériques avancées. Et les objectifs sont ambitieux : 20 millions de spécialistes des technologies
numériques et un taux de 80% de la population à l’aise avec ces nouvelles pratiques sont espérés.
Mais les entreprises sont également ciblées : 75% d’entre elles devraient pouvoir utiliser à terme des technologies telles que le cloud, l’IA et le Big Data, et 90% des PME avoir accès au numérique de base. Les services publics doivent également devenir entièrement digitaux, avec
100% des citoyens ayant accès aux plateformes de santé en ligne. Le Rapport souligne par ailleurs l’importance de l’éthique et de la transparence dans l’IA, ainsi que la nécessité d’une identité numérique sécurisée pour tous.
Ce projet novateur touche des secteurs aussi variés que la santé et le développement de la télémédecine, la manufacture et les imprimantes 3D, la 5G, les récoltes de données, mais aussi la production de nouveaux matériaux de construction imprimés, la logistique et des acheminements plus efficaces grâce à des logiciels de trafic, l’agriculture (avec un gain de production agricole européen de 15% à horizon 2030), ou encore la mobilité et la coordination numérique des transports. Sans compter les économies permises grâce au numérique, estimées à 120 milliards par an, ou les mégaprojets communs comme la construction d’ordinateurs quantiques à Bruxelles ou d’usines de semi-conducteurs en Allemagne.
À 7 ans de l’échéance, on peut noter que 81% du territoire européen dispose de la 5G, ce qui le place devant la Chine et les USA en termes de déploiement technologique. Le nombre de Licornes a doublé depuis 2022, et de plus en plus d’entreprises se modernisent.

Une nouvelle souveraineté juridique européenne : le consommateur au centre de l’attention
Pour assurer et faire prospérer sa future souveraineté juridique, l’Union Européenne s’engage depuis quelques années dans une démarche d’harmonisation des législations nationales, tout en encadrant les activités des pays membres. Si les premières Directives sur la protection des
données personnelles datent de 1995, c’est en 2018 que le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) a marqué une avancée inédite. Ce dernier instaure des principes de transparence et de droit à la portabilité et à l’oubli de ses données, qui s’appliquent non seulement aux citoyens européens mais également aux entreprises non européennes offrant des services sur le territoire. 5 ans plus tard, le RGPD de 2018 a déjà prouvé son efficacité avec plus de 300 amendes pour non-conformité, pour un montant de 190 millions d’euros. Illustrant ainsi la fermeté de l’UE en matière de protection des données. Google, en réponse, a ajusté ses paramètres de confidentialité, soulignant l’impact concret de ces mesures sur les pratiques des géants du numérique.
Sur le volet fiscal, un accord supervisé par l’OCDE a été conclu en 2021, entré en vigueur le 1er janvier 2024. Il prévoit que les multinationales dont le chiffre d’affaires dépasse les 750 millions d’euros devront désormais s’acquitter d’un impôt mondial de 15%. L’OCDE prévoit des recettes de 750 millions d’euros, dont la moitié sera réinjectée dans le budget numérique européen. En effet, les principaux acteurs de cette dynamique, Margrethe Vestager, vice-présidente de la Concurrence et de l’Europe numérique, et Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur, sont à l’origine des nouvelles réglementations présentées en décembre 2020, qui visent à contrôler le contenu en ligne et à lutter contre la concurrence déloyale.
Actuellement, des réformes sont en cours pour contrer la domination des oligopoles et des GAFAM, qui imposaient jusque-là leurs règles et leur loi, notamment en pratiquant le dumping fiscal en quasi-impunité, entre autres en installant leurs sièges sociaux en Irlande, pays à la
fiscalité avantageuse.
De plus, des projets tels que le cloud européen ou le système de paiement européen montrent l’aspiration de l’UE à renforcer sa souveraineté dans ces domaines clés. Tout en mettant un point d’honneur à placer l’«utilisateur européen au centre de l’attention », selon les mots de la
présidente Von Der Leyen. La Déclaration des Droits et Principes Digitaux Européens, signée en 2022, et les actes « DSA » et « DMA » sur les services numériques parus à l’été 2023, s’assurent de la sécurité, de la durabilité, de l’aspect solidaire, inclusif et libre des services proposés, quand le règlement « Europrivacy » garantit la confidentialité des données des utilisateurs et la sécurité des mineurs.

Sécurité, cybersécurité et migrations :
Le numérique ne représente pas toujours la fin, il peut œuvrer pour les moyens. Avec une hausse de 60% des cyber-attaques entre 2022 et 2023, on assiste à des progrès technologiques notables dans le secteur de la sécurité, notamment aux frontières de l’Union. Le Système d’Information Schengen (SIS), qui permet la traçabilité de certains biens et l’émission de signalements dans tout l’espace Schengen a été mis à jour en 2022, en même temps que le système de cybersécurité SRI2. Ces deux logiciels communiquent entre eux et partagent leurs bases de données avec celles d’Eurodac et du nouveau système d’information sur les visas (VIS), permettant aux gardes-frontières de l’UE d’obtenir rapidement des informations plus complètes sur les entrées quotidiennes au sein de l’Union. Pour certains, ces nouveaux dispositifs nuisent à la liberté de circuler librement et favorisent les discriminations. Le président de la Fédération Internationale pour le Droit Européen, Alexander Abaradjiev, critiquait ainsi en mars 2023 les nouveaux systèmes européens d’entrée / sortie qui enregistrent les franchissements de frontières des ressortissants de pays tiers, ainsi que le système VIS qui trace les déplacements grâce aux visas.

Le projet d’Euro numérique et ses dérives, un danger pour les citoyens européens
« Qui contrôle l’argent contrôle le monde » disait Henry Kissinger. Alors que les Etats-Unis, la Chine ou encore le Japon prévoient de lancer leur propre monnaie numérique, le Conseil Européen étudiait en 2023 le projet et les propositions législatives de la Banque Centrale Européenne pour la création d’un euro totalement numérique. Si 45% des consommateurs européens préfèrent le paiement en liquide selon Eurostat, cette proposition consiste à numériser intégralement la monnaie de la zone euro à horizon 2027. À une époque où les transactions se digitalisent entre personnes privées, entreprises et États, il semble logique qu’une telle transformation ait lieu. Accessible via une application, le nouvel euro ne laisserait plus de place à la monnaie physique. Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE et acteur de ce projet, expliquait en 2021 les bénéfices du nouveau système : plus de fraude fiscale ni de blanchiment d’argent, possibilité de payer instantanément depuis son smartphone, parade aux paiements illégaux, inclusion financière, concurrence équitable… Les avantages sont nombreux, et permettraient même d’éviter les faillites bancaires. Quand 5 jours du mois de mars 2023 auront suffi aux trois banques américaines Silvergate, Silicon Valley Bank et Signature Bank à faire faillite aux États-Unis, les pays de l’Union pourraient se prémunir de tout risque de crise de liquidités avec une monnaie centralisée et commune.
Seulement, un tel changement de paradigme vers une monnaie totalement numérique sans pièces ni billets, implique que toutes les transactions seront traçables. Comme l’a précisé la présidente de la BCE Christine Lagarde, ancienne de chez McKinney, notre compte bancaire
sera lié à notre identité numérique via une autre application fournie par l’UE, et le citoyen européen n’aura plus aucun moyen d’effectuer une transaction privée. En étant contrôlé par une seule entité, la BCE, l’euro pourra être programmé pour avoir des comportements spécifiques :
utilisables pour certains types de dépenses, dans certaines zones géographiques, à des dates spécifiques. Des paiements ne correspondant pas à certains critères pourraient alors être refusés, comme le président de la Banque des Règlement Internationaux l’expliquait clairement dans
son discours du 7 avril 2022 : « Avec une monnaie numérique, la Banque Centrale exercera un contrôle absolu sur les règles qui détermineront l’usage de la monnaie, et disposera de la technologie nécessaire pour faire appliquer ces règles ». Pour la première fois dans l’histoire de
l’humanité, centralisation, traçabilité et programmabilité pourraient donc être intégrées au cœur même du concept de ce qu’est l’argent. La dématérialisation de l’Euro semble être une évolution naturelle, mais pourrait se révéler menaçante dans la mesure ou une centralisation totale et inédite du contrôle de la monnaie ne peut se faire qu’au prix d’un risque de perte de souveraineté individuelle.

Un débat qui passe sous les radars
Aux États-Unis, des voix s’opposent à la digitalisation de la monnaie. Des lois contre l’avènement du dollar numérique sont discutées au Minnesota, au Texas et en Floride, et le candidat aux prochaines présidentielles Robert Kennedy a même fait de la lutte contre les
monnaies des banques centrales un point important de sa campagne. En Europe, la BCE se veut rassurante et assure que l’euro numérique ne sera pas programmable, et plusieurs parlementaires européens en faveur de ce projet rappellent que chaque pays gardera sa souveraineté, l’Union Européenne n’étant qu’un outil de coordination. En effet, on imagine mal des amendes directement prélevées par l’Union, des quotas mis en place pour des produits en cas de pénurie, ou des refus de paiement pour des billets d’avions à cause d’une limite de pollution annuel.

Les risques d’un portefeuille européen : des services publics trop connectés ?
Si le Plan Digital 2030 atteint ses objectifs, les principaux services publics européens seront ouverts à l’identité numérique d’ici une dizaine d’année. La Commission Européenne appuie d’ailleurs ce projet en proposant les premiers modèles de portefeuille européen d’identité numérique. Une fois enregistré, plus besoins dossier médical physique, ni de carte de mutuelle.
Peut-on alors imaginer qu’un tel principe s’étende à d’autres services comme la carte d’identité ou les données bancaires ? Un dossier numérisé et synchronisé qui permettrait des fonctionnements similaires dans d’autres domaines que celui de la santé ferait bel et bien peser
des risques sur nos libertés individuelles. Si les plus alarmistes et complotistes, appuyés par certains eurosceptiques, projettent un futur exagérément dystopique de surveillance constante aux airs de Big Brother, certaines mesures bien concrètes inquiètent les plus rationnels. La
Fédération Internationale pour les Droits Humains (FIDH) alerte sur les avancées de l’entreprise suédoise Dsruptive Subdermals, qui dès 2021, implantait à des volontaires des puces sous-cutanées pour stocker les données de leur Pass sanitaire, devenu un Pass vaccinal.
« Bien qu’avantageuse et pratique, portée sur la sécurité du citoyen face aux GAFAM intrusives, et destinée à faciliter l’accès aux services publics, l’idée d’identité numérique européenne pourrait, si elle est mal maîtrisée, ouvrir la porte à une étape irréversible où les données fiscales, juridiques, judiciaires et médicales seraient scanables et consultables, immédiatement et librement par les autorités » alerte Virgine Joron, parlementaire européenne.

La Bible, Apocalypse 13:17 « Et que personne ne pût acheter ni vendre sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom ». Alors, comme pour tout pas de géant dans la voie du progrès technologique, l’Europe et ses institutions se trouvent devant l’immense défi de
créer un environnement propice à l’essor d’une compétitivité numérique à la hauteur de ses volontés de développement et de souveraineté, tout en assurant de façon renforcée des pratiques éthiques, parfois extrêmement difficiles à déterminer et à garantir. Elle se doit, par son Histoire
et les valeurs dont elle fait son étendard, d’avancer toujours plus loin dans la course technologique qui régit les rapports de forces contemporains, tout en veillant à ne jamais céder à la tentation d’une politique semblable à celle de Yuan, où l’identité numérique est liée à un
score social, lui-même évalué par un système de surveillance intrusif et anti-démocratique