RUSSIE – URKAINE : LA RÉAFFIRMATION DE LA CULTURE ET DE L’IDENTITÉ RUSSE

De par le monde, les dires et les stéréotypes sur les Russes abondent. Grandeur d’âme, générosité, les grands espaces de son territoire, des esprits insondables qui ont inspiré Tolstoï et Dostoïevski, et l’héritage des Tsar et de l’Empire soviétique. Ces dires se frottent souvent à une réalité plus plate, mais font pourtant bien partie de ce que sont l’identité et la culture russe au XXIème siècle. Cette culture russe dont les symboles sont nombreux, est profondément liée à la place qu’occupe le pays dans la géopolitique contemporaine. Elle trouve sa place et son influence dans les décisions et les débats politiques régionaux, et c’est peut-être même bien cette culture russe qui donne aux relations internationales en Europe de l’Est toute leur complexité.

LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ ET DE LA CULTURE RUSSE

Si l’essentiel de ce qui fait le peuple russe d’aujourd’hui s’est formé pendant la période de la Russ’ de Kiev (du IXème siècle au XIIIème siècle) puis celle des Tsar, jusqu’en 1917, c’est l’époque soviétique qui marque son l’apogée. Peut être que le sondage du centre indépendant Levada indique que 66% des Russes regrettent ce régime parce que sa chute marque une perte notable de puissance et la dislocation de son territoire en passant d’une population de 300 millions d’habitants en 1991 pour une superficie de 22 millions de Km2, à une Fédération de Russie dont la population est réduite de moitié (146 millions d’habitants en 2021) pour une superficie de 17 millions de Km2, privée de ses 15 régions, devenues des Républiques indépendantes. Parmi elles, les états slaves que sont l’Ukraine et la Biélorussie, des pays d’Asie Centrale dont le Kazakhstan ou l’Ouzbékistan, du Caucase comme l’Arménie ou l’Azerbaïdjan, les Etats Baltes soit la Lettonie, la Lituanie, et l’Estonie, ainsi que la Moldavie. Pour la Russie, la disparition de l’URSS est « la catastrophe géopolitique du siècle » pour reprendre les mots de Gorbatchev. Pendant que certains déplorent le déclin de l’influence russe, d’autres cherchent des moyens d’arriver à réaffirmer sa culture et son identité par le biais d’autres structures.

L’EGLISE ORTHODOXE, ELEMENT CENTRALE DE LA CULTURE RUSSE

Le Patriarche de Moscou, à la tête de l’Eglise orthodoxe, fait justement parti de ceux qui adhèrent à cet imaginaire de monde russe, à ce monde de la « Sainte Russie ». Avec une forte présence orthodoxe dans la région, le Patriarche Kirill, au service de Vladimir Poutine, partage son combat contre les « forces du mal » occidentales, qu’il diabolise dans son discours du 27 février 2022, 3 jours après le début de l’invasion en Ukraine. Dans la lignée de son prédécesseur Alexis II (1929-2008), dont la stratégie de missionnaire en Europe occidentale dans les années 1990 avait permis la consolidation et l’élargissement de la base de fidèles, Kiril ouvre les portes de l’église en prônant le principe d’une cohabitation des civilisations inscrite dans la tradition religieuse et culturelle russe, à l’image de la multipolarité prônée par le chef d’état russe. Une opération couronnée de succès, si l’on en croit les statistiques rendues publiques par Atlasocio.com qui indique un passage de la population orthodoxe en Russie de 58 millions en 2010, à 101 millions en 2020.

UNE IDENTITE RUSSE RECONSTRUITE A L’ANITHESE DE L’OCCIDENT

Si les Russes savent que l’Eglise orthodoxe de Russie est une des places fortes de leur culture commune, les valeurs portées par l’occident en sont l’antithèse. Cette répulsion totale trouve son origine dans la violation d’un accord verbale entre le secrétaire américain James Baker et Gorbatchev datant du 9 février 1990 sur la non-prolifération de l’OTAN. « Ils nous ont menti à plusieurs reprises… avec l’expansion de l’Otan vers l’est […] et avec le déploiement d’infrastructures militaires à nos frontières » expliquait Vladimir Poutine le 18 mars 2014, pour justifier la Guerre en Crimée. Depuis ce constat, le triomphe des valeurs libérales et de l’unipolarité du monde ne cesse de révolter les partisans russes, héritiers de l’ancien Empire Soviétique et de ses valeurs communistes.

UNE NOUVELLE CULTURE POLITIQUE QUI SEDUIT

Face à l’unipolarité du monde, c’est aussi la culture politique multilatérale affirmée par le chef d’état russe qui rends son pays si appréciable aux yeux de ceux qui y trouvent intérêt. La Russie réaffirme son propre système de valeur. L’absence d’une idéologie forte à exporter lui permet justement de déployer un panel d’arguments propre à sa politique multilatérale : souverainisme, respect des particularismes culturels, refus de l’universalisme occidental… des « principes » auxquels il est bien moins contraignant d’adhérer qu’à l’idéologie communiste, et qui trouve son succès de la Syrie de Bachar el-Assad à la Corée du Nord de Kim Jong-un, en passant par la Turquie d’Erdogan et le Cuba de Diaz-Canel, sans oublier les généraux africains ougandais, tanzaniens, ougandais ou zimbabwéen.

LA FRATERNITE RUSSE, UN OUTIL DE LA RHETORIQUE DE POUTINE

La « culture russe, c’est l’habitude de protéger les siens » expliquait Mikhaïl Michoustine, membre du gouvernement de Poutine depuis 2020. Cette phrase, haute de sens ayant fait l’objet des travaux de Tatiana Kastuvea, chercheuse à l’IFRI, permet de comprendre la manière dont la Russie justifie ses incursions qui s’écartent de sa politique de respect de la souveraineté. En Ukraine, il fallait secourir les 7,5 millions de russophones victimes de génocides et répondre à l’appel à l’aide des république populaires de Donetsk et de Lougansk selon la version officielle. Dans la même logique, il était impératif de « garantir la sécurité de siens au Donbass »… d’où l’intervention russe. La chercheuse explique la vision que Vladimir Poutine se fait de l’Histoire, en parlant d’un même peuple, qu’il bombarde pourtant dans une guerre fratricide. Cette notion de frère revient aussi lors des critiques de Poutine à l’égard des « trahison fraternelles » qu’il subit à l’occasion de livraison des missiles anti-char américains Javelins à plusieurs pays slaves.

UNE CULTURE QUI DEPASSE LES RUSSOPHONES ORTHODOXES

Le noyau identitaire russe est clairement défini par les russophones orthodoxes, mais le Kremlin se vente de rassembler l’ensemble des communautés slaves sous un même drapeau, celui d’une histoire commune née au batême de la Russ’ de Kiev au 10ème siècle. Plus large que cette supposée communauté qui regroupe la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et plusieurs pays des Balkans, Alexandre Dougouine souffle dans les années 2000 l’idée d’un grand complexe eurasiatique post-soviétique. L’idée qui marquera les frontières de la culture et de l’identité russe s’avèrera finalement être celle du « Rousski mir » (« monde russe ») soufflé à l’oreille de Vladimir Poutine par le politologue Gleb Pavlovsky : un ensemble culturel et politique semblable à la Francophonie ou au Commonwealth qui ne s’arrête ni à l’ethnie, ni à la religion, mais qui permet de penser la russité comme une civilisation transnationale. La Russie regroupe des populations ethniquement et religieusement très diverses ; on peut leur nombre à plus de 120. La région du Nord Caucase, comprenant l’Ingouchie, le Daguestan et la Tchétchénie, est musulmane et partage une tradition d’islam confrérique. Il existe également des minorités juives, bouddhistes, catholiques et protestantes. Vecteur de cohésion identitaire, ce « monde russe » fédère slaves, turcophones, orthodoxes et musulmans. Efficace par son inclusivité, il englobe aussi les populations russes des diasporas. Or dans les anciennes régions soviétiques, les conversations en russe sont fréquentes dans la rue. En Lettonie par exemple, nue passante interrogée par Helen Richard pour le Monde Diplomatique en septembre 2022 que « le russe [était sa] langue maternelle bien qu’elle parle le letton sans problèmes ». Cette construction idéologique puise une peu partout dans l’Histoire des arguments allant dans le sens de l’unité régionale et culturelle russe. En en faisant son fer de lance ces dernières années, c’est sous ce large drapeau du « Monde russe » que Vladimir Poutine développe et défends les valeurs autour des traditions et contre la postmodernité occidentale.

LA CULTURE RUSSE, AU SERVICE DE LA RHETORIQUE RUSSDU KREMLIN

S’il est indéniable que la culture et l’identité russe existent, elles sont avant tout des outils de la puissante rhétorique du Kremlin : une rhétorique de protection des siens maltraités par des gouvernements nazis et anti-russes justifient alors les conflits diplomatiques notamment dans les pays baltes, et les interventions militaires. Sous la rhétorique d’une démarche protectrice de ses frontières et de son peuple, la Russie prend parts aux conflits en Géorgie (2008), en Ukraine (en 2014 puis en 2022), et en Azerbaïdjan et en Arménie (en 2020). Le Patriarche Kirill, qu’Hubert Védrine s’était amusé à appeler « l’employé de Poutine », mets la religion à disposition de cette politique russophone en remplaçant la théorie de Samuel Huntington du « Choc des civilisations » par « Le choc d’un projet global euro-atlantique contre les cultures traditionnelles et les civilisations locales ».

LE RAPPORCHEMENT DES STRUCTURES EURO-ATLANTIQUES

Manque de fidélité ou concrétisation d’un besoin d’émancipation naturel ? Le rapprochement des états post-soviétiques et baltes de l’Union Européennes pose la question. La logique propre au « Monde Russe », qui considère presque ces 15 pays indépendants comme des régions lui revenant de droit, voit d’un mauvais œil les vagues d’élargissement de l’OTAN des années 2000. En 1997, la GUAM (Organisation pour la Démocratie et le Développement), qui regroupe la Géorgie, l’Azerbaïdjan, l’Ukraine et la Moldavie, manifeste sa volonté d’intégrer les structures européennes. Puis en 1999, les pays du Pacte de Varsovie rejoignent l’Organisation du traité Nord Atlantique, et en 2004, 7 nouveaux membre dont les pays baltes font de même sous l’élan des révolutions de couleur (2003-2005). Face à ces rapprochements, couronnés par l’intervention américaine en Yougoslavie (1999), la Russie est tentée de couper la région des influences de cette culture occidentale compétitive et attractive pour certains. Mais en est-elle capable ?

LE SYNDROME POST-IMPERIAL ET LE CONCEPT « D’ETRANGER PROCHES »

Dans ses rapports avec les Etats de l’ex-Union, la Russie montre qu’elle est loin d’avoir renoncé à la posture impériale qui caractérisait tant le pouvoir tsariste que l’URSS. Mais elle n’en a plus les moyens, comme l’indiquent aussi bien la poursuite de la guerre en Tchétchénie que le recul de son influence dans le Caucase et dans les nouveaux Etats issus de la décomposition de l’URSS, qu’elle perçoit maintenant comme des « étrangers proches ». En 2014, la première guerre en Ukraine marquera l’activation d’un syndrome post-impérial au sein du Kremlin. La volonté de réunir et de mobiliser les populations pour restaurer la puissance soviétique se heurte aux politiques indépendantes des états de la région. Soucieuse de l’effritement de son « Rousski mir », la Russie déploie massivement des médias de propagandes pour prêcher la bonne parole et diffuser l’aura post soviétique de la Lettonie à l’Ukraine en passant par le Kazakhstan. Elle développer par ailleurs  « Runet », un réseau indépendant de l’internet mondiale, vise la souveraineté et un contenu contrôlé. Au-delà du récit transnational qui se veut fédérateur, la Russie développe une multitude d’outils intergouvernementaux.

DES ORGANISATIONS INTERGOUVERNEMENTALES GARANTES DE L’UNITE DU MONDE RUSSE ?

En réaction à sa perte d’influence, le Kremlin institutionnalise sa présence dans les domaines économiques et politiques dés 1992. LA CEI (Communauté des Etats Indépendants) qui regroupe 12 des 15 états post-soviétiques voit pourtant le Turkménistan, la Géorgie, et l’Ukraine quitter son bord, respectivement en 2005, 2008, et 2014. La même année, l’OTCS voit le jour, avec la Russie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan comme membres. En 1995, C’est la création d’une Union Douanière entre la Biélorusse, le Kazakhstan, et la Russie, qui donnera naissance en 2014 à l’UEEA (Communauté Economique Eurasiatique), rejoint par l’Arménie. Ainsi, ces trois organisations, la CEI, l’UEEA et l’OTCS, soudent l’espace post-soviétique autour de la Russie tout en repoussant l’avancée de l’OTAN, de l’UE et des USA vers l’est. Si la Russie renforce aussi, entre 1991 et 2014, ses accords énergétiques, c’est de la diaspora russe, nombreuse d’une trentaine de millions, dont elle va se servir comme levier d’influence. Ces « compatriotes à l’étranger », partageant la même culture, justifient alors toute l’attention du Kremlin, comme expliqué précédemment. C’est alors dans le bit de concrétiser la présence russe à l’étranger, que seront créées RUssia TOday (2005), la Fondation Rousski mir (2007) et l’Agence Fédérale Rossotroudnitchestvo (2008). Ces structures d’influences à l’étranger permettent alors, comme l’expliquent Vitcheslav Nikonov, président de Rousski Mir, « d’élargir les frontières de la culture russe et d’affirmer ce phénomène russe global qui ne peut être décrit par aucune définition ».

UKRAINE, L’ILLUSTRATION PARFAITE DE L’AMBIGUITE CULTURELLE RUSSE

En guerre avec la Russie depuis le 24 février 2022, l’Ukraine est l’illustration parfaite de la finesse et de l’ambigüité de la géopolitique menée par Poutine. Elle explique par les exemples quelle donne, l’ancrage de la culture russe chez ses citoyens, et exacerbe les liens profonds qui relient la question de l’identité et la géopolitique. Obsédé par la continuité de l’Histoire Russe interrompue par des ruptures fratricides et traumatisantes, Vladimir Poutine considère l’Ukraine comme une de ses provinces. « Les ukrainiens ne son pas un peuple, c’est une tribu » explique Sergueï Choïgou, ministre la défense russe. Pourtant, la résistance ukrainienne fait du patriotisme sa source en remettant au gout du jour un chant de l’armée Hostro-Hongrois de 1914. La journaliste Ksenia Bolchakova mesure l’ampleur de la fracture des deux pays : le petit frère ukrainien s’émancipe de la domination russe et de l’ancien paternalisme soviétique, il dispose d’alternatives. Les arguments du Kremlin d’une Ukraine arbitrairement détachée par Lénine et donc illégitime se heurtent aux arguments historiques avancés par Zelensky d’une Ukraine plus longtemps détachée que rattachée à la Russie dans l’Histoire. La cinquième enquête européenne sur les valeurs et les comportements européens, qui demande directement aux ukrainiens leur position vis-à-vis de la Russie, note que 72% d’entre eux sont fiers d’être Ukrainiens et que 91% d’entre eux sont favorables à une adhésion à l’Union Européenne. Pourtant, si 53% des entretiens se sont déroulés en Ukrainiens, 47% des interrogés ont préféré parles russe, et ce même pourcentage s’est dit plus sensible aux informations diffusées sur les chaînes de TV Russes (Spoutnik) avant le début de la guerre. Si la culture russe est bien présente dans les espaces post-soviétiques et au-delà, c’est alors, suivant la logique du « monde russe », contre ses frères et ses compatriotes que Vladimir Poutine dirige son armée et expose les conséquences d’une trahison. En soulevant cette contradiction, le Kremlin réaffirme son identité qu’il oppose à l’occident et à ses valeurs et continue de vouloir ancrer dans les pays russophones, qui font l’expérience du lien entre influence culturelle et intimidation militaire, incapable de se détourner de ce « grand frère bienveillant », dont les élans indépendantistes ou les orientations politiques alternatives éveillerait le courroux