LE VOTE, UN DROIT OU UN DEVOIR ?

On a tous déjà entendu un proche ou un ami dire qu’il n’est pas allé voter. Vous-même, cher lecteur, si vous en avez l’âge, vous êtes-vous déjà abstenu de voter ?

« Ça sert à rien », « Je préfère pas choisir entre la peste et le choléra », « Mon vote ne changera rien », « De toutes façons, c’est même pas une démocratie »… autant de raisons qu’on ne peut parfois que comprendre à moitié.

Pourtant, l’abstention, bien que hautement décriée, se veut un paramètre inéluctable de tout suffrage, et sépare l’opinion publique en deux. Alors l’abstention est-elle une menace pour la démocratie ?

En clair, le vote représente-t-il un devoir que chaque citoyen se doit d’appliquer, ou un simple droit que l’on peut appliquer ou non ?

FONDEMENT DE LA DÉMOCRATIE & DEVOIR DU CITOYEN

Conformément à l’article 3 de la Constitution, tous les Français majeurs jouissant de leurs droits civils et politiques ont le droit de voter depuis 1791. C’est sur cet article que reposent les fondements de notre démocratie

D’un côté, il est souvent dit que voter est une nécessité absolue, un devoir moral dont l’esquive équivaudrait à un manquement social, arme de destruction massive contre la démocratie, ou que l’abstention n’est pas « inaction », mais une prise de position, une action par défaut qu’on jugerait immorale.

Si l’on remonte un peu plus loin, à l’époque ou le droit de vote vient d’entrer en vigueur (1795), Kant nous dit la chose suivante «  ne pas voter serait une action immorale car mue par une maxime ne pouvant s’ériger en loi universelle sans réduire à néant son enveloppe qu’est la démocratie. »

C’est d’ailleurs sur la base des arguments cités ci-dessus que la fondation Jean-Jaurès, un think tank proche du PS, ainsi que des responsables écologistes, ont proposé récemment de rendre le vote obligatoire pour résoudre le problème de l’abstention. Le manquement à cette obligation serait alors sanctionné d’une amende pouvant aller jusqu’à 1000 euros ou des travaux d’intérêt général.

Seulement, cette réponse proposée à la réduction du nombre de votants participe aussi à la punition et à l’infantilisation du citoyen.

Et puis le droit de vote, n’est-ce pas aussi le droit de non-vote ? On a le droit de voter, comme on a le droit de ne pas voter, de la même manière que le droit à la liberté d’expression inclut le droit de ne pas s’exprimer. C’est un choix personnel plutôt qu’égoïste.

Et surtout, le droit de ne pas voter est un des seuls moyens dont le citoyen dispose pour contester, à son échelle, le système même dans lequel on lui demande de s’exprimer.

POURQUOI NE PAS VOTER, C’EST AUSSI REVENDIQUER QUELQUE-CHOSE

Le sociologue Raymond Boudon explique que l’on devait s’efforcer, pour comprendre les actions humaines, de rejeter les explications irrationalistes. Son postulat est que les individus agissent parce qu’ils ont de bonnes raisons de le faire. Quelles sont donc les bonnes raisons qui poussent les classes moyennes et populaires à s’abstenir de voter ?

Tout d’abord, force est de constater que les offres politiques dominantes sont en grande partie contraires à leurs intérêts à court et moyen terme. Les deux principales formations de gouvernement ont mené sur le plan national la même politique, inspirée du pari de la croissance par la compétitivité. Si tant est qu’une politique de l’offre permette de relancer l’économie à long terme (ce dont de nombreux spécialistes doutent fortement), à court terme elle provoque une paupérisation de la moitié la moins aisée de la population. Entre 2008 et 2012, alors que les 10 % des plus riches ont vu leurs revenus annuels augmenter de 450 euros de plus par an (après impôts et prestations sociales), les 40 % du bas de l’échelle ont connu une baisse de 400 à 500 euros.

L’alternative proposée, le Front National, est peu crédible sur le plan économique : un protectionnisme brouillon, des propositions sociales contradictoires, une violence dans le verbe et des élus aux compétences discutables. À l’autre extrémité, la gauche radicale est divisée et son positionnement vis-à-vis du PS est encore peu clair. Elle souffre en plus d’une invisibilité médiatique importante comparée à l’omniprésence du FN, devenu une référence incontournable du débat public, notamment grâce à son rôle d’épouvantail électoral agité par les socialistes comme par la droite.

La défiance à l’égard du politique trouve aussi sa source dans les promesses non tenues, en particulier le contournement des résultats du référendum de 2005 et l’abandon pur et simple par François Hollande de son programme électoral.

Un autre soucis de ce système, c’est la forte homogénéité parlementaire, qu’on peut qualifier d’injustifiée, sinon d’illégitime. En 2014, 32% des conseillers généraux étaient cadres supérieurs, alors qu’ils ne représentent que 8% de la population active. 1% seulement était ouvriers alors même qu’il s’agit d’un groupe fortement présent dans la population française.

Plus démocratisées que l’Assemblée Nationale (où 81,5 % des députés sont cadres), les instances départementales représentent cependant faiblement les classes populaires, et cela ne cesse de s’aggraver depuis plusieurs décennies. Il est donc sociologiquement compréhensible que des ouvriers ou des employés peinent à se reconnaître dans des assemblées composées majoritairement d’individus aux revenus, aux patrimoines et donc aux intérêts différents des leurs.

La majorité de la population n’est tout simplement pas représentée, et c’est ainsi que le gap entre les intérêts de ceux qui prennent les décisions et ceux qui les subissent se creuse de plus en plus.

Le principe républicain présuppose qu’un représentant de la nation subordonne ses intérêts particuliers à l’intérêt général. Mais l’actualité politique dément en permanence cet idéal : que cela soit au niveau local ou national, la proximité des élus avec les catégories inférieures de la population est parfois inexistante.

Si l’on ajoute à cela le fait que les lieux de pouvoirs, comme les départements, sont régis par des mécanismes politiciens complexes et opaques, dont la traduction médiatique laisse très franchement à désirer, on peut alors bien comprendre le phénomène de désengagement électoral de nombreux Français.

Ainsi, toutes ces raisons permettent d’identifier de bonnes raisons de s’abstenir. Il est nettement moins aisé de comprendre l’aveuglement dont font preuve les politiques à l’égard de leur propre crédibilité. Le vote obligatoire serait une mesure de fin de régime, un artifice de caste défaillante. Le taux d’abstention du 22 mars est, (malgré les raisons liées à la nouvelle pandémie du COVID-19), plutôt qu’un indicateur du désengagement ou du désintérêt des Français pour la chose publique, l’expression de leur profonde lucidité.

Rendre le vote obligatoire, ce serait réduire notre liberté d’expression à un cadre prédéfini et incontestable, tout le contraire de la démocratie totale dont ceux qui proposent ces réformes rêvent pourtant.