Pour ce deuxième épisode concernant la lutte contre le complotisme, on se concentre sur l’usage des points communs et du doute.
Si vous n’avez pas lu le premier épisode, lisez-le ! L’ordre chronologique est impératif.
Après avoir déterminé les problèmes du complotisme et défini le cadre du débat, il sera également utile de reconnaître que nous sommes tous un peu complotistes par moments, afin de créer un lien et de montrer que nous pouvons tous être amenés à croire quelque-chose qui semble vrai.
Ce qui revient à utiliser le procédé que Pascal applique dans ses Pensées, dans lesquelles il part d’un constat sur l’Humanité, dont il fait partie, pour développer toute une partie sur des observations probablement partagées par une majorité qu’il veut convaincre. Lui attribuant du coup un certain crédit, les esprits sous l’emprise du stratagème pascalien se laissent donc séduire par la solution proposée, qui ne peut qu’être raisonnable et juste étant donné la position commune qu’ils partagent avec l’auteur.
Mais comme le disait Ésope dans sa fable Le loup et l’agneau, «les arguments les plus justes ne peuvent rien contre les gens décidés à faire le mal». C’est-à-dire, en ce qui nous concerne, que les conspirationnistes les plus radicaux vont systématiquement mettre en doute le moindre argument que vous pourriez leur opposer. Totalement fermés d’esprit, refusant d’entendre d’autres idées que les leurs, ils vont se retrancher dans une position hermétique que vous ne pourrez que difficilement contrer. Et dans ce cas, il vous faudra espérer, au minimum provoquer le doute.
Mais pourquoi tant de certitudes et de passion? Parce-que les théories du complot nous apportent une sensation de contrôle. Face à un environnement et des informations parfois difficiles à interpréter, la théorie du complot nous permet d’appliquer une grille de lecture toute faite qui fonctionne pour (presque) tout. Elle nous permet d’échapper aux souffrances du doute, à l’obligation de la réflexion, et offre une interprétation toute simple à un monde devenu complexe. Il devient alors facile de rassembler les informations qui confirment cette interprétation, et de les exposer comme un ensemble cohérent et limpide.
Elle permet également de s’extraire de la masse de nos semblables. Je suis spécial, je sais et je comprends ce que d’autres ne voient pas. Je suis intelligent(e). Je suis capable de repérer des connexions pleines de sens entre des éléments distincts, ou encore de décrypter les intentions malveillantes qui se cachent derrière les événements. Je suis comme un journaliste d’investigation qui va vous révéler ce que vous ignorez. Alors profitons de cette posture, et exploitons-la à la façon de Pascal.
« Oui, c’est une démarche qui vaut la peine… Il faut se pencher sur le sujet… J’avoue m’être déjà posé la question…Tu pourrais me passer les infos? J’adore poser des questions qui fâchent... » En reconnaissant que la méfiance est dans la nature de l’homme, et que le doute sain et raisonnable fait partie du devoir de tout bon citoyen, on dit quelque chose de vrai. Et en principe, la garde de l’adversaire devrait se relâcher un peu.
Pour cette deuxième étape, nous utiliserons l’exemple d’une théorie plus délicate à contrer parce-qu’elle contient une part de faits avérés, et une part de fantasmes conspirationnistes. Il s’agit du Forum Bilderberg. Initié en 1954 par un ancien diplomate polonais et une dizaine de personnalités inquiètes de la montée de l’anti-américanisme en Europe au moment où la Guerre froide fait rage, ce Forum avait pour but de réunir dirigeants européens et nord-américains pour renforcer la coopérations militaire, économique et politique entre alliés. Très vite, on y retrouve des personnalités aussi en vue qu’Antoine Pinet, David Rockfeller, Paul van Zeeland (ex-premier ministre belge et co-fondateur de l’Otan) ou plus tard Georges Pompidou… La liste est longue… Rien de plus extraordinaire qu’une conférence internationales direz-vous.
Et bien si… Parce-que pour garantir la sécurité des conversations face à d’éventuelles oreilles venues de l’Est, aucun compte-rendu des discussions n’est publié, et aucun journaliste n’est admis à assister aux tables-rondes. Votre adversaire déroule alors la liste 2018 des membres du comité directeur Bilderberg, très officiellement publiée sur la toile… justement pour lutter contre le complotisme dont fait aujourd’hui l’objet le Club. On y trouve donc pêle-mêle Henri de Castries, ancien patron d’AXA, des représentants de Goldman Sachs, de Fiat, de la Commission européenne ou de Ryanair… – Un mini Davos en comité restreint ? – Pas du tout ! D’ailleurs dès 1967, leur projet de Synarchie, c’est-à-dire d’éradication des nations au profit d’un gouvernement mondial, commence à fuiter… Mais comme ils sont hyperpuissants, la presse n’en parle jamais. Normal, les media officiels leur appartiennent…
C’est là qu’il vous faut faire preuve d‘un soupçon de malice: notre nouvel ami est intelligent, et par-dessus tout, il aime établir des connexions et des liens de cause à effet. Il aime raisonner. À sa façon certes, mais il aime manier la logique et les faits. Alors c’est le moment de caser vos infos sur ceux qui ont lancé «L’affaire Bilderberg»: « Oui, une réunion internationale qui compte autant d’hommes politiques, de banquiers et de cadres de multinationales, depuis autant de temps, c’est louche… Mais qui les a donc démasqués ?«
Soit il/elle sait et vous avez affaire à un(e) anti-judeo-maçonnique: retournez alors à l’épisode #1/6
Soit il / elle ne sait pas, et vous pourrez lui faire remarquer que ce sont justement des partisans de la droite religieuse, des suprématistes blancs et des anti-communistes qui furent les premiers, en 1964, à dénoncer la famille Rockefeller et le groupe Bilderberg (dixit Conspiracy Watch). Quel intérêt des anti-communistes auraient-ils eu à dénoncer un groupe qui justement cherchait à lutter contre l’influence soviétique à cette époque ? On se pose encore la question… Sauf s’il s’agissait en fait de «dénoncer» un énième complot judéo-maçon…
Tu vois ce que je veux dire ? Sinon, tu tombes dans la théorie du complot là… Et puis dans ce cas, on peut dire la même chose de tous les Forums internationaux non ? L’ONU aussi ? Tu crois qu’ils veulent créer un gouvernement mondial pour remplacer nos gouvernements ?
Quel que soit l’argument qui vous sera alors opposé à ce moment-là, foncez ! Allez-y de votre couplet anti-ce-que-vous-voudrez le plus primaire, ou le plus sincère, c’est selon… Balancez les multinationales, les guerres civiles et le travail des enfants pour Nike ou H&M, le risque des lois de protection des investissements qui donneront le droit aux intérêts privés d’attaquer en justice des États souverains, les paradis fiscaux…
« Et on laisse faire, tu te rends compte« … Bref, tout ce que vous pourrez trouver, de bien réel cette fois, pour pousser votre camarade de jeu à s’indigner, à dire que « non vraiment… C’est pas acceptable…«
En principe à ce stade, il / elle s’est un peu déporté(e) sur sa jambe droite, et vous pouvez pousser un peu plus loin.
« D’ailleurs, si tu veux vraiment savoir qui fricote avec qui, il y a quelques groupes de gens (il faut éviter le mot Institution ou ONG avec nos amis complotistes, ça les fait reculer tout-de-suite…) qui font un super-boulot là-dessus « .
Et vous pouvez citer à l’appui, et selon la sensibilité de votre contradicteur, le réseau Tax Justice Network qui lutte contre l’évasion fiscale, Anticor qui se bat contre la corruption, Transparency International, ou des groupements de journalistes d’investigation comme OOCRP, Forbiden Stories ou encore ICIJ.org à l’origine des Panama Papers. Mais sans lui dire tout de suite qu’il s’agit de groupes tout-à-fait officiels.
Et comme la réalité dépasse parfois la fiction, il devrait y trouver de quoi se renseigner. Mais cette fois à partie de sources fiables et vérifiées.
N’oubliez pas: un(e) complotiste aime l’investigation, et cherche à comprendre le monde qui l’entoure. Il / elle veut avoir accès à des information qui lui permettent d’y trouver un sens ou un ennemi à combattre, parce-qu’il sent confusément que quelque-chose cloche… Et il / elle a raison, des tas de choses sont injustes, immorales ou insupportables: le faim dans le monde, la montée des inégalité (et du coup des idéologies extrémistes) ou le changement climatique… Mais inutile d’aller chercher un complot derrière chaque phénomène. Étudier un sujet, fouiller les sources universitaires, les archives ou la littérature sans fautes d’orthographe permet toujours de découvrir des explications, c’est-à-dire ces fameux liens de cause à effet que notre complotiste aime tant… et nous aussi !
EN BREF Se fier aux historiens, penseurs, journalistes, philosophes….
Tant que ces théories du complot se développeront, les vrais pouvoirs n’auront aucun souci à se faire. (François Langlet, Journaliste France 2)
Rendez-vous dans le troisième épisode de cette série, ou l’on aborde la charge de la preuve.