Umberto Eco pense qu’un texte est une coconstruction : il y a d’une part ce que l’auteur écrit, d’autre part ce que le lecteur lit, c’est-à-dire comment il s’approprie le texte. Il y a d’un côté la production d’une information par un ou plusieurs auteurs, sa forme, son support et sa diffusion, et d’un autre côté, la manière dont une information est perçue par celui qui y est exposé. Mais ces deux processus ont été considérablement modifiés depuis les années 2000, avec l’arrivée d’internet.
Le dernier changement de cet ordre remonte à 1454 précisément: c’est l’invention de l’imprimerie.
Avec la révolution numérique, l’homme a développé une nouvelle manière d’absorber l’information, plus rapide, plus efficace, en adéquation avec la logique consumériste et mondialisée de notre époque. Pour le meilleur… et pour le pire.
La première chose qui vient à l’esprit au sujet des changements qu’internet a apporté dans notre rapport à l’information, est que « les gens ne lisent plus les articles en entier ».
Et bien ce n’est pas aussi simple. Cela dépend du support : ordinateur, tablette, smartphone, titre de presse, type d’article, lieu et conditions dans lesquelles on lit… Et puis, peut-on comparer la lecture d’un article de presse people, ou sportif, avec un papier payant de Médiapart ?
Ce qui est sûr en revanche, c’est qu’internet à modifié notre rapport à l’information.
UNE NOUVELLE APPROCHE
D’après l’étude du site BDM, en 2019, sur une population mondiale de 7,676 milliards d’êtres humains, on dénombre 4,5 milliards d’utilisateurs internet, dont la moitié qui passent plus de 6 heures par jour à utiliser ce réseau.
Ces quelque chiffres donnent une idée de la masse d’informations disponibles, et surtout de la quantité des sources d’information: beaucoup, beaucoup plus d’info circulent qu’auparavant.
Toujours pour 2019, ce sont 2 milliards de sites internet qui sont recensés, avec parfois des milliers de pages et de catégories différentes. Parmi eux, on dénombre, à l’échelle mondiale, plus de 19 millions de sites relayant de l’information.
Autant dire que comparé aux 17 000 journaux officiels qui circulaient dans le monde entier à la fin des années 1980, le nombre d’informations disponibles est bien plus élevé. D’autant que là ou ces journaux nationaux étaient disponibles à une échelle plus ou moins locale, les journaux officiels actuels sont disponibles à travers le monde entier.
Par ailleurs, l’accès à l’information est aujourd’hui aussi bien actif que passif. C’est-à-dire que l’on peut décider de chercher une information en particulier, de consulter un site, ou de se renseigner sur un sujet, mais il est aussi possible d’accéder à un contenu sans avoir à le chercher, parfois même sans le vouloir. En effet les partages, mais aussi les partenariats et les publicités nous amènent à suivre un chemin bien précis dans notre consultation virtuelle. Certes, les publicités existaient dans les journaux, mais les liens n’étaient pas cliquables et accessibles aussi facilement, et le support était un objet finit qui ne pouvait proposer qu’une quantité de liens annexes proportionnelle à sa taille.
Cette remarque souligne une autre différence de taille. Avec le scroll continu, la quantité d’information n’est plus augmentée mais infinie. En effet, le format papier contient un certain nombre d’informations sur ses pages blanches ; mais l’ordinateur ou le smartphone ne sont que des moyen d’accès à des serveurs, des clefs pour accéder à la banque d’information du web.
Si on se concentre sur un article, et sur la manière dont on le lit, on voit encore des différences notables. Nos yeux se baladent et sont happés par les images, vidéos, publicités et notifications tandis qu’on a tendance à approcher le format papier de manière plus linéaire.
Dans l’optique de la diffusion d’information, là encore rien à voir. Les marchands de journaux, les kiosques, et le bouche à oreille peut-être, étaient les trois seules sources de diffusion des formats papier. Grâce aux nouvelles connexion, c’est toute l’ergonomie des sites qui est élaborée pour qu’ils soient partagés par Whatsapp, Twitter, Facebook, Instagram, Snapshat, mail et bien d’autres canaux encore…
Ainsi, la viralité d’un contenu est bien plus facile et fréquente. La seule barrière encore existante à la propagation d’information est la bienséance et la langue. Avec cette connexion mondiale, l’anglais s’est démocratisé et le partage n’a plus de limite géographique, ni linguistique : même la barrière de la langue est en train d’être abolie.
Alors notre rapport à l’info a-t-il changé ? La réponse est incontestablement oui. Mais alors, ce changement est il synonyme de progrès ou de pas en arrière ? Est-il bon de continuer dans cette voie ? Le format papier avait-il plus d’avantages ?
Ce qui est sûr, c’est que des tendances qui existaient déjà avant Internet se sont renforcées, comme le besoin d’immédiateté, la course à la rapidité et au flux constant de « nouveautés », le recours à l’émotionnel, notamment à travers l’indignation, mais aussi les bulles de filtrage : l’idée que nous consommons davantage de contenus qui correspondent à nos sphères d’appartenance sociale, à nos idées et opinions. Cette tendance est d’autant plus appuyée que les algorithmes de recommandation sont conçus pour augmenter notre temps d’utilisation.
UN CHANGEMENT NÉFASTE
Bien que plus faciles d’accès, les infos web présentent de nombreux inconvénients.
LA DÉSINFORMATION
Les bulles de filtrage, nous l’avons vu, peuvent conforter le lecteur dans ses convictions, aussi erronées puissent-elles être.
Beaucoup plus d’informations étant en circulation, il est logique que la quantité impacte la qualité. Sur internet, tout le monde peut lire ce que tout le monde écrit. Une légitimité est certes accordée aux journaux officiels (Le Monde, Le Point, Médiapart…), ou à des blogs reconnus (La quadrature du net…), mais l’internaute a autant de chances de tomber sur un de ces articles que sur une fake news ou sur un article complotiste, présents par centaines de milliers dans las pages de Google.
Si l’on trouve beaucoup plus de « faux articles », sans sources ni preuves qui affirment une réalité ou en remettent en cause une autre, ils sont partagés en masse. Les nouveaux systèmes de partage ne présentent donc pas que du bon. L’application Whatsapp a d’ailleurs limité la possibilité de partage à un seul groupe ou contact pour limiter cette désinformation.
Pour le format papier, ce problème n’existait pas ou très peu. Les publications n’étaient pas anonymes, le contenu était vu par moins de personnes, et il était plus simple d’attaquer l’auteur d’un article douteux dans un journal.
LA LOGIQUE INTERNET, CERCLE VICIEUX
J’ai un jour entendu un éditeur dire « le soucis, c’est que maintenant tout le monde veut écrire mais personne ne lit ». Le problème est assez bien résumé. Grâce aux nouveaux outils disponibles, toujours plus faciles d’accès, toujours plus abordables, de plus en plus de gens veulent se mettent à rédiger. Je tiens à préciser ici qu’aucune sorte de légitimité n’est nécessaire à l’écriture, et que quiconque ayant quelque revendication à faire valoir a le droit, et se doit même de sortir sa plume.
Seulement, ainsi, le ratio d’auteurs et de lecteurs tend vers une inversion. Toujours plus de contenus, et donc moins de lecteurs pour chaque article.
Avec internet, la frontière entre « je sais » et « je crois », entre étude et opinion, à tendance à s’estomper. Ainsi l’information, qui semblerait intuitivement plus accessible, se retrouve parfois submergée par un tas de pensées et d’opinions auto-proclamées en vérités.
UNE CHANGEMENT QUI APPORTE DU BON
Internet, quand on y pense, n’en est qu’à ses débuts puisqu’il vient à peine de dépasser la vingtaine. Et si il nous accompagne dans nos recherche en nous imposant quelques-uns de ses défauts, il reste un outil de progrès révolutionnaire en bien des points…. positifs.
UN ACCÈS PLUS RAPIDE ET PLUS FACILE
La démocratisation de l’information, bien que parfois obstruée, reste une avancée sociale majeure et un vecteur d’égalité. Penser que deux étudiants, de classes sociales distinctes sinon opposées puissent avoir accès à une même page web, contenant les mêmes informations, vient compenser, aussi modestement soit-t-il, les écarts de classes et d’opportunités.
LE PARTAGE
Si les fake news peuvent se propager rapidement grâce au partage individuel via réseaux sociaux et autres moyens de communication, alors l’information vérifiée peut aussi prendre ce chemin. Ce processus de partage présente lui même plusieurs avantages, notamment pour les minorités. Les médias font appel à l’émotionnel, nous l’avons dit, et bien des causes ont reçu des dons et du soutien grâce à une vidéo partagée. Qui n’a pas vu passer sur un groupe familial ou d’amis, des vidéos qui donnaient de la voix à des personnes que l’on essayait de faire taire ? La révolte des Hongkongais, le drame des Ouïgours, la colère chilienne de cette année… ont été relayés par quelque médias institutionnels, quelques journaux, mais les chaînes d’information classiques préféraient traîter d’autres sujets.
Le partage d’individu à individu, de citoyen à citoyen est facilité. Tout peut être entendu par tous dès lors que la population exige qu’il le faut.
DIVERSIFICATION, CONTESTATION DE L’AUTORITÉ MÉDIATIQUE & SÉCURITÉ
En effet, le citoyen n’a plus besoin de passer par aucune institution pour communiquer à grande échelle. Les journaux et les chaînes de télévisions ont une personnalité, une orientation politique parfois, et surtout quelqu’un qui s’inquiète pour son audience et ses revenus. Internet, c’est un moyen de partage, des réseaux utilisés et orientés, mais qui ne sont que de purs outils.
Et l’anonymat que permet internet libère la parole, pour le meilleur et pour le pire, certes, mais cela reste un moyen d’échapper à la censure, aussi discrète puisse-t-elle être. C’est sur cette idée que l’on a vu émerger des sites porteurs de messages, qu’aucun individu n’aurait pu librement exprimer « sur la place publique ». Bien sûr, la notion d’anonymat ne naît pas avec internet, mais le réseau mondial permet son utilisation, parfois mis au service de quelque noble cause.
CITOYENS DU MONDE
L’accessibilité de l’information pousse les internautes à développer une culture locale et nationale par les flux d’information traditionnels, mais aussi une conscience accrue et globale de ce qui se passe dans le monde. En effet, on s’informe depuis toujours sur ce qui nous concerne, et ce qui nous impacte en premier. Or aujourd’hui, avec l’urbanisation, l’interdépendance des villes et des pays, la mondialisation, les accords internationaux… bien des phénomènes font que tout ce qui peut arriver dans le monde nous impacte d’une manière plus ou moins directe. Des accords compétitifs entre États peuvent modifier tout un marché et, exemple le plus probant, un virus des quartier de Wuhan en Chine peut provoquer plus d’un milliard de confinements à travers le monde. Ainsi, la presse internationale s’est grandement développée, et les journaux traditionnels y dédient souvent une catégorie.
Avec la normalisation des connexion instantanée, certains espaces géographiques produisent une majorité de contenus concernant un domaine précis : Los Angeles et le domaine de la tech (E3), le Japon et la culture du jeu vidéo…
L’auteur de l’article « L’info des Français » nous explique : « on pourrait penser que le français moyen et plus généralement le lecteur moyen préfère les informations légères, divertissantes et locales, mais « Cette année, le Reuters Institute for the Study of Journalism a interrogé des milliers de personnes du monde entier, leur demandant quelles sortes d’informations étaient les plus importantes pour eux. […] La politique internationale écrase les infos people et “marrantes”. Les informations économiques et politiques arrivent encore plus haut ».
En prenant tout cela en compte, l’individu développe, grâce à internet, deux visions différentes du monde que l’on pourrait caractériser de marco et micro.
D’abord, une connaissance presque empirique de ce qui l’entoure : les activités de sa région, les derniers discours du président de son pays, les réformes qui impacteront ses revenus… (c’est le point de vue micro)
Puis, une compréhension globale des enjeux de son monde, une connaissance des conflits d’autre continents (vision macro), grâce à la presse internationale, ou plus simplement à travers la culture pop américaine, la culture manga du Japon, peu importe, ce qu’il faut retenir c’est qu’internet traverse les frontière. L’internaute a accès à un flux d’information mondiale et planétaire.
EN BREF
Internet modifie notre rapport à l’information. Il en change même la nature. Plus dense, moins sûre, mais aussi plus précise et plus vaste. Dans les pages de Google, il y a de tout ; on peut être inondé de fake news, d’articles complotistes, mais on peut aussi trouver l’article d’un scientifique à l’autre bout du monde qui répond précisément à notre question. Grâce à ce réseau mondial, on peut intégrer toutes sortes d’informations, peu importe ou elle ont été mises en ligne et par qui, mais aussi les relayer ou les contester.
Finalement, internet n’est qu’un outil. Il est ce que l’on décide de faire de lui, et si (en Europe en tout cas) on peut difficilement vivre sans l’utiliser, il n’existe que parce que l’on a décidé de l’utiliser. Internet prend la forme de ce que l’on en fait. Il à ses avantages, ses inconvénients… libre à nous d’ajouter de l’un ou de l’autre.