INTERNET & LES OBJETS-MONDE DE MICHEL SERRE

Avec un monde de plus en plus connecté, des flux commerciaux toujours plus nombreux et fréquents, un phénomène d’interdépendance se développe, lentement et irréversiblement. Ce mécanisme fait écho à un concept élaboré par le philosophe et historien Michel Serre : les objets-mondes.

La distinction sujet-objet, et sa remise en cause, est une dominante de la pensée de Michel Serre. Les objets-monde rendent cette dualité traditionnelle inopérante puisque d’après lui, les artefacts traditionnels, outils et machines, forment des ensembles à rayon d’action local, dans l’espace et le temps : l’aiguille perce le morceau de cuir, la marteau frappe et enfonce le clou, le tracteur laboure la terre… Un tel objet est manipulé par un sujet afin d’agir sur d’autres objets, voire même parfois sur des sujets. Mais cette relation sujet-objet est nettement délimitée dans l’espace (c’est une relation de proximité immédiate) et dans le temps (c’est une relation faite de séquences de courte durée). Les objets-monde, au contraire, n’ont plus de limite spatio-temporelle précise.

Ces objets-monde sont incompatibles avec la possession ou la propriété qui suppose une localisation (biens corporels) ou une durée (biens incorporels. Il me semble que les biens incorporels n’ont rien à voir avec la durée). Nous devînmes les hommes que nous sommes pour avoir techniquement sculpté notre environnement, notre propre maison afin de nous protéger. L’homme s’est servi et a pioché dans les éléments de la nature pour vivre, mais jamais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’homme n’a possédé la nature, cet objet qui le dépasse, cet objet-monde.

Les objets-monde ne sont donc pas, ou plus, aux proportions spatio-temporelle humaines et, par leur condition, ils dépassent largement la taille de l’instrument manuel en atteignant les dimensions mêmes de notre monde. Ce concept concerne des objets qui nous entourent, dont on dépend, qui étaient parfois là avant nous, dont on est la cause, ou avec lesquels on peut interagir. Comme le climat, la nature ou encore l’eau et l’air. En tout cas, ces objets nous dépassent et si on peut avoir un certain impact sur eux, il nous est impossible de les contrôler ou de les posséder.

Seulement, des objets-monde, l’homme en a aussi produit volontairement : en 1945, les Américains

inventent la bombes atomique, capable de raser un ville entière, immédiatement. On peut aussi citer les satellites artificiels, ou l’exemple le plus évident: le système mondial de communication internet.

Depuis sa naissance dans les années 2000, cette révolution a gagné les foyers des habitants de notre

planète. La définition, que l’on trouve dans l’encyclopédie Larousse, de ce réseau à échelle mondiale nous en apprend beaucoup sur sa nature : Réseau informatique mondial accessible au public. C’est un réseau de réseaux, à commutation de paquets, sans centre névralgique, composé de millions de réseaux aussi bien publics que privés, universitaires, commerciaux et gouvernementaux, eux-mêmes regroupés en réseaux autonomes. Internet est donc un réseau global de communication sans limite spatiale claire, et sans limite temporelle puisqu’il fonctionne de façon continue. Quel sujet alors domine cet objet ? S’il n’était qu’un simple réseau de communication au moment de sa création, il a, en moins d’une décennie, atteint ce statut d’objet-monde. Peut-on alors dire que l’on en a perdu le contrôle ?

En effet, l’objet en lui même n’est plus malléable puisqu’aucun individu ne peut contrôler totalement cet objet planétaire. Il est certes possible d’avoir un impact sur son flux en coupant ses serveurs clefs, en sectionnant les câbles sous-marins qui assurent sa diffusion, ou en désactivant certaines de ses source, mais l’objet entier ne peut être dirigé précisément. Des millions, si ce n’est des milliards d’êtres humains dépendent financièrement de cet outil, et il est devenu indispensable au bon fonctionnement des États qui l’utilisent, c’est-à-dire quasiment tous. Mais là ou les objets-monde naturels peuvent exister indépendamment des hommes, les objets mondes artificiels, du fait qu’ils ont été crées par l’homme, sont destinés à interagir ou à servir l’humain. Or ces interactions occupent une place de plus en plus importante dans la vie de l’homme : on sait par exemple que l’adolescent européen moyen passe plus de 2h30 par jour sur son smartphone.

Ces objets nous dépassent, mais nous avons trouvé un certain équilibre, souvent à travers la géopolitique, qui maintient et force un rapport plus ou moins sain avec ces objets. Si l’on prend l’exemple de la bombe atomique, ce n’est que parce qu’au fil du temps différents pays s’en sont dotés, et qu’il n’y a pas de monopole nucléaire, que l’on ne vit pas dans la crainte perpétuelle d’être atomisés. C’est parce qu’aucun individu n’a le contrôle total de cet objet-monde que l’équilibre est (plus ou moins) maintenu.

Mais alors on pourrait se demander ce qu’il adviendrait, non pas si on perdait le contrôle du flux qu’est internet, mais si justement un seul homme, ou un groupuscule, s’en emparait. D’autant que ce scénario est loin d’être improbable étant donné la privatisation croissante des flux mondiaux, notamment par les GAFAM.

Que se passerait-il si cet objet aussi bien intégré dans les systèmes nationaux et internationaux que dans la vie de milliards d’individus, devenait un moyen de pression, que l’équilibre qui maintenait ce rapport sain à l’objet se rompait… il est légitime de craindre le pire.

De plus en plus, des flux et systèmes échappent au contrôle humain. Avant, on s’appropriait un objet, maintenant on vient s’y soustraire et s’y attacher le temps de son utilisation. Cette nouvelle démarche pose une question d’ordre mondial : si la présence de systèmes comme internet, qui entrent dans la conception des objets-monde du philosophe continue d’augmenter dans la circulation marchande, alors comment conserver l’équilibre, la place et le pouvoir d’action de l’individu face à cette effervescence qui concerne et soumet l’homme à ces flux hors de contrôle. Et pire, comment réagir face à une possible appropriation totale du système mondial internet ? Comment modifier notre rapport à cet objet dont on n’est théoriquement indépendant mais dont on ne peut plus se passer ? La servitude sera-t-elle volontaire ?

Toutes ces questions ne sont que théoriques, mais il n’est pas dit que leur réponses ne nous servent pas un jour.